« Les entrepreneurs ont des prédispositions plus élevées que les autres aux maladies mentales. » Nul ne l’ignore, mais personne n’en parle.
Les entrepreneurs vivent dans un monde gouverné par l’urgence. Ils sont obsédés par l’idée d’être le premier. Ils perdent alors la notion du temps et les cycles de vie s’en trouvent perturbés
Rien de surprenant constate Michael A. Freeman, professeur de psychiatrie à l’université de Californie de San Francisco, qui a étudié la fréquence de survenue des troubles mentaux chez les entrepreneurs: « On en sait beaucoup sur les traits de personnalité de ces patrons à succès. On en sait peu sur les caractéristiques de santé mentale qui peuvent être associées aux réussites ou aux échecs de l’entrepreneuriat. » Elles sont pourtant nombreuses. Aux pathologies de stress, désorganisation, culpabilisation, autoreproche, anxiété et dépression s’ajoutent une kyrielle de nouvelles maladies aux noms farfelus : nomophobie, binarisme, zombiquisme… Et la liste ne cesse de s’allonger.
En cause, la mythologie de l’entrepreneur capable de tout sacrifier au nom de la réussite. « La Silicon Valley a lié l’idée du succès entrepreneurial à celle de la souffrance et du sacrifice.
Prenez Elon Musk (PDG fondateur de Tesla), présenté comme l’un des hommes les plus créatifs du xxie siècle. Et pourtant lorsque l’on parle de lui, on valorise sa productivité : Elon dort dans les usines de Tesla, Elon bosse seize heures par jour. Même scénario avec Steve Jobs. On a mis la créativité du fondateur d’Apple sur un piédestal mais sa légende a été principalement alimentée par son addiction au travail », explique Rahaf Harfoush, anthropologue du numérique.
Depuis le 08 janvier, Elon Musk est officiellement l’homme le plus riche du monde grâce à ses parts dans la marque Tesla, valorisée actuellement à plus de 800 milliards de dollars en bourse (soit plus que Facebook).
Avec une participation personnelle qui vaut plus de 190 milliards de dollars en actions de Tesla, Elon Musk est en effet passé devant Jeff Bezos (Amazon) et Bill Gates (Microsoft). Mais contrairement à ces derniers, il ne posséderait quasiment aucun bien immobilier ni d’argent sur son compte.
DES RÉSULTATS TROUBLANTS
Selon l’étude « Are Entrepreneurs ‘Touched with Fire’ ? » publiée en 2015 par Michael A. Freeman, professeur à l’université de Californie de San Francisco, les entrepreneurs seraient davantage touchés par les maladies mentales (dépression, bipolarité, hyperactivité…) que le reste de la population. Plus de 49% souffriraient de troubles mentaux, presque un tiers d’entre eux aurait au moins deux troubles différents et plus de 18% au moins trois troubles, parmi lesquels l’hyperactivité, la dépression, la prise de substances et l’anxiété.
CINQ NOUVELLES PATHOLOGIES
Augmentalisme : Psychose liée à l’impression de ne pas être assez « augmenté ». Certains individus ne se trouvent pas assez intelligents, forts, jeunes, connectés… Des insatisfactions qui deviennent psychoses et provoquent des dénis de personnalité.
Binarisme : Le fruit d’une utilisation excessive des ordinateurs, dont le fonctionnement binaire modifie la personnalité des utilisateurs qui souffrent d’une informatisation de leur personnalité. Leurs raisonnements se limitent à des réponses binaires : oui/non, continuer/annuler, ouvrir/fermer… Ce rationalisme excessif leur donne l’impression d’être des machines.
Nomophobie : Le smartphone étant devenu pour certains une extension d’eux-mêmes, la peur excessive d’en être séparé et de ne plus pouvoir l’utiliser génère un stress intense, une augmentation de l’anxiété, du rythme cardiaque et de la pression artérielle. Cette pathologie peut se doubler de fomophobie, la peur de manquer une information.
Zappite : Qualifie ces crises d’ennui provoquées par l’absence de sollicitation. Le constant zapping permis par Internet a rendu les individus accros aux clics.
Zombiquisme : Un syndrome qui se manifeste par l’incapacité à communiquer directement avec des personnes dans une pièce : les individus sont présents physiquement mais absents mentalement.
3500 APPLIS SUR LA PERFORMANCE
Autrement appelé workaholisme, cet état d’hypertravail véhicule des standards de succès qui imposent des normes de productivité irréalistes mettant en péril l’hygiène de vie. Ainsi, ne pas manger, ne pas dormir, ne pas voir ses amis ni sa famille sont autant de comportements valorisés à travers cette mythologie de l’entrepreneur à succès. Sur Amazon, 39 260 livres sont répertoriés pour apprendre à travailler mieux et plus vite. Apple recense 3 500 applications pour doper la performance.
« Nous avons cessé de nous concentrer sur le travail pour devenir obsédés par le fait de travailler », dénonce Rahaf Harfoush dans son dernier ouvrage Hustle & Float qui analyse le conflit entre la productivité et la créativité, les deux valeurs cardinales de la culture moderne du travail. En catimini, l’addiction au travail s’est donc imposée comme un des sous-jacents de l’entrepreneuriat.
UN MONDE GOUVERNÉ PAR L’URGENCE
©Kim Roselier pour les Echos Week-end
Il faut avoir à l’esprit que les entrepreneurs vivent dans un monde gouverné par l’urgence. Ils sont obsédés par l’idée d’être le premier. Et la technologie leur en donne les moyens. « Les ordinateurs tournent sans discontinuer. On peut discuter en permanence sur les forums. Il n’y a aucune barrière naturelle qui vous contraignent d’arrêter. On perd alors la notion du temps et nos cycles de vie s’en trouvent perturbés. On s’alimente et on dort à n’importe quelle heure, obsédé par le projet qui occupe 98% de nos pensées. La technologie alimente le côté compulsif des entrepreneurs obnubilés par une idée », note Nicolas Sadirac qui a traversé ces états tourmentés lors de la création des écoles Epitech et 42.
Mais quelles sont les conséquences physiologiques et psychologiques de cette injonction à la performance dans un environnement ultracompétitif où la technologie fait exploser les barrières temporelles et physiques du travail ? « Le taux de cortisol (l’hormone du stress) explose et dérègle le fonctionnement du corps en occasionnant des symptômes tels que la perte de sommeil, l’irritabilité, le défaut de mémorisation », indique Thomas Gaon, psychologue spécialisé en addictologie dans le domaine du numérique. « Être entrepreneur, c’est une adrénaline toxique. On doit toujours accélérer. On est confronté à notre ligne de cash, aux investisseurs qui nous poussent et aux collaborateurs parfois mécontents », témoigne un entrepreneur français sous couvert de l’anonymat.
ADDICTION À INSTAGRAM
Cette course à la réussite entrepreneuriale a fini par normaliser le burn-out comme condition physique de l’entrepreneur méritant. Caroline Ramade en sait quelque chose. La quarantaine à peine entamée, la fondatrice de 50inTech a vécu l’épuisement psychique et frôlé la nomophobie. « Les réseaux sociaux rendent fous. Faire voir et savoir ce que tu fais devient une drogue. Soit tu poses des garde-fous, soit tu deviens zinzin à cause des notifications qui tombent toutes les cinq secondes. À la fin de la journée, tu es crevée. Ta productivité est diminuée parce que tu ne sais plus prioriser. »
Quand on sait qu’un adulte déroule en moyenne 90 mètres de réseaux sociaux par jour, il est aisé de franchir le Rubicon de l’addiction. Elise Goldfarb et Julia Layani, cofondatrices de Fraîches et nouvelles directrices de la stratégie et de la création de Melty, passent en moyenne quatre heures par jour sur Instagram où plus de 6 000 personnes suivent leurs stories. À 25 ans, les deux entrepreneures y partagent allègrement leurs vies. Une façon de construire les images d’Epinal de la réussite entrepreneuriale. « Les réseaux sociaux nous permettent d’exister. C’est un formidable ascenseur social, admet Elise, consciente de sa dépendance. Quand je suis dans l’avion pour New York je ne suis pas bien. Le manque d’Instagram, c’est comme le manque de nicotine. » Et Julia de renchérir : « Notre génération souffre d’une pathologie communicante : on met en scène plus que l’on ne fait. »
Ce narcissisme doublé d’un égocentrisme excessif nourrit aux yeux de toute une génération le mythe fictif de l’entrepreneur à succès. « En ligne, je suis admirée et dans la réalité, je ne suis personne, je ne vaux rien. Ce clivage entre deux identités qui sont dissociées et qui ne communiquent plus entre elles, peut conduire à de graves dépressions voire même au suicide », prévient Thomas Gaon.
UN MARATHON INTELLECTUEL
À l’autre bout du spectre, il y a ces entrepreneurs qui se créent des pathologies pour mettre un pied dans l’ornière de l’entrepreneuriat. Depuis presque quatre ans, Rand Hindi, fondateur de Snips , a décidé de se pencher sur ses données personnelles pour comprendre les ressorts de sa créativité et de sa productivité. En cause, la panne du créatif. « J’avais une nouvelle idée. J’ouvrais un vieux calepin. Elle était déjà dedans il y a cinq ans. C’était déprimant. » Frustré, Rand s’interroge. Est-ce que toutes les idées qu’il aura dans le futur ne seront que des incréments de celles qu’il a déjà eues ? À 34 ans, a-t-il déjà atteint son quota d’idées alloué ?
« Quand tu as des ambitions, cela implique des efforts dans la durée. Mais si tu n’arrives pas à tenir physiquement le marathon intellectuel dans lequel tu t’embarques, deux choses vont se passer : soit tu vas régulièrement être en burn-out – et tu vas perdre du temps et tu ne réussiras jamais à atteindre tes objectifs -, soit tu vas devoir revoir tes ambitions à la baisse pour qu’elles soient compatibles avec tes capacités. C’est ce qui arrive à la plupart des entrepreneurs aujourd’hui. Ils sont épuisés ou ils renoncent à leurs ambitions », constate celui qui a déjà traversé trois burn-out.
©Kim Roselier pour les Echos Week-end
Refusant d’abandonner son idéal de réussite, Rand Hindi commence par suivre la caravane expérimentale des entrepreneurs en mal de créativité. Du festival Burning Man dans le désert du Nevada à la méditation, en passant par la thérapie sonore, il élargit son champ d’inspiration. Rien n’y fait. Sa créativité est en berne. En plein doute, il a l’idée de tracer toutes ses données physiques, psychiques et mentales. Pour se donner les moyens d’atteindre ses ambitions sur les vingt prochaines années, il veut comprendre. D’où lui viennent ces intenses moments de productivité ? Pourquoi traverse-t-il des états de déprime puis de contentement ? Comment ses émotions, sa motivation, son niveau d’énergie fluctuent-ils au gré des événements de la journée ?
DATA MAN
Pour le découvrir, le fondateur de Snips a mis en place une routine qui ne souffre aucun oubli. Dès son réveil, son Fitbit (montre connectée) lui indique son temps de sommeil. Le pied, à peine posé par terre, atterrit vite sur sa balance connectée. Du petit-déjeuner au dîner, tout ce que son corps ingère est photographié. À l’instar de ses états d’âme, quantifiés et qualifiés dans des tableaux Excel selon trois indicateurs : très bien, normal, pas bien. Humeurs, productivité, créativité, confiance en soi, libido, alimentation… Tout est noté avant d’être transformé en graphiques destinés à être analysés pour mieux ajuster la performance entrepreneuriale. « Cela me prend trois secondes dans la journée. La data me permet de comprendre les déterminants physiques et mentaux qui conditionnent ma créativité. »
Et l’entrepreneur de filer la métaphore : « Imaginez-vous essayer d’installer la toute dernière version d’un logiciel sur un ordinateur vieux de dix ans. Certes, cela va fonctionner mais il y a de grandes chances que la machine soit ralentie, voire vous signale un bug dans le système. C’est la même chose pour votre corps. Si votre cerveau tourne à pleine capacité dans un corps biberonné à la junk food, cela ne peut pas marcher. En quatre ans, mes données m’ont permis de comprendre que l’état de mon corps conditionne mes niveaux de productivité et de créativité. J’ai pu ajuster mes comportements. Avec la data, on ne peut pas tricher. Je ne peux pas me mentir à moi-même. »
HYGIÈNE DE VIE
Anne-Caroline Paucot, écrivaine prospectiviste et fondatrice du site La Santé demain, met en garde contre cette tendance à la quantification de soi, qui ôte toute humanité en réduisant les individus et leurs comportements à une masse de données. « Vous ne pouvez pas tout quantifier, il faut vivre sa vie, sinon la machine humaine créative tombe en panne. Le secret du bonheur, c’est de vivre l’instant. » Vivre l’instant, n’est-ce pas questionner son rapport à la technologie avant que cette dernière ne devienne une source de souffrance ? « Dans la plupart des cas, les entrepreneurs attendent de faire face à un dommage physique, psychique ou financier avant de réagir, observe Thomas Gaon. Certains sont pris dans un dilemme contradictoire entre des impératifs de productivité et leur ambition. D’autres voient leurs limites entrer en collision avec les besoins de leur start-up. Rares sont ceux qui anticipent en posant des garde-fous. »
Pourtant, nul entrepreneur ne peut ignorer le b.a.-ba du marathon de l’entrepreneuriat. Conserver une hygiène de vie saine. Rigidifier les horaires de travail. Cultiver des loisirs loin de l’univers tech. Faire du sport. Déconnecter pendant la nuit et ce, pendant au moins huit heures. Limiter l’usage des réseaux sociaux et le volume d’informations reçu pour éviter l’épuisement. Mais alors pourquoi se laisser déborder ? « On se projette dans un environnement futur de réussite, donc c’est hyperplaisant. On produit de la dopamine. Prendre la décision d’arrêter est vraiment difficile », reconnaît Nicolas Sadirac.
« Je voulais tout le temps être légendaire avec ma famille, mes amis, mes collaborateurs, confesse Charles Thomas, le cofondateur de Comet, qui a fini par s’entourer d’un coach. C’est tabou parce que les entrepreneurs pensent que cela veut dire qu’ils sont cassés, mais c’est faux. Prenez les athlètes olympiques – qui accomplissent un effort assez similaire à celui exigé par l’entrepreneuriat – ils construisent autour d’eux un écosystème de thérapeutes et d’entraîneurs. Les entrepreneurs devraient s’en inspirer. »
Douala le 23/09/2019 — 21H23
Re-publié à Accra le 13/01/2021 — 08h07
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